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Homélie prononcée le 8 septembre 2019
Frères et Sœurs,
Vous l’avez entendu comme moi, ce matin, dans l’évangile Jésus est suivi par de grandes foules en Galilée. Il est très populaire parce qu’il répond aux besoins physiques immédiats, en donnant du pain à ceux qui ont faim, grâce à la multiplication des pains, et en guérissant ceux qui sont malades. Il a le pouvoir économique et le pouvoir médical, et aussi la puissance de la parole qui fait autorité quand il enseigne. Un peu plus, et il pourrait prendre le pouvoir politique. Certains de ses admirateurs voudraient d’ailleurs l’enlever pour faire de lui un roi. Mais lui va renoncer à cette royauté-là.
Devant une telle audience et un tel succès, il se « retourne » - nous dit l’évangile – et il renverse l’image glorieuse et conquérante que les foules se font de lui. Voilà qu’il refroidit leur enthousiasme, en leur parlant brusquement et radicalement de renoncement et de croix si l’on veut continuer à le suivre. Rappelons-nous que la croix est un instrument de torture qui inflige des blessures et des sévices corporels. Jésus est particulièrement radical quand il parle de cette manière aux foules qui le suivent, parce que ces foules sont attirées par sa puissance bienfaisante, et parce qu’elles n’ont aucune idée de la vie éternelle et de la victoire sur la mort qui se cache dans cet homme qui parle, dans ce jeune rabbin galiléen, prédicateur ambulant et faiseur de miracles.
Et nous, frères et sœurs, sommes-nous de la grande foule qui regarde Jésus de loin, et qui ne s’intéresse à lui que pour les bénéfices qu’elle en retire, ou bien voyons-nous un peu plus loin, parce que nous vivons notre baptême qui a imprimé en nous la passion et la résurrection de Notre Seigneur ?
Nous le savons, celui qui nourrit et qui guérit les corps en Galilée ne donnera qu’un dernier repas en donnant son propre corps à Jérusalem, sans se guérir et sans se sauver lui-même. Jésus a les pleins pouvoirs de la richesse divine. Et quand il est encore en Galilée, il exerce la compassion qui séduit les foules. Mais le cœur secret de cette compassion, c’est la passion à Jérusalem où Jésus renonce à ses pouvoirs, s’abaisse et s’humilie jusqu’à la mort en croix, pour partager la douleur et la pauvreté de la condition humaine de tous les temps, et pour recevoir de son Père la résurrection et la vie, dans la lumière et dans la paix.
Lui qui est riche de sa condition divine – nous dit saint Paul -, il ne garde pas jalousement pour lui ses prérogatives (Ph 2,6). Il renonce à en tirer avantage, et il partage la souffrance humaine jusqu’au bout en se gardant dans l’amour du Père, afin que cet amour puisse être maintenu dans le cœur humain, y compris au fond des abîmes les plus extrêmes de la douleur et de la mort. Et par sa résurrection et le don de son Esprit-Saint Jésus répand dans nos cœurs sa lumière et sa liberté pour nous permettre de vivre tout bonheur et toute souffrance par lui, avec lui et en lui, afin d’y goûter la présence réelle de sa résurrection dès ici-bas, et la joie spirituelle de notre communion chrétienne.
Les foules de Galilée ne pouvaient pas comprendre ni pressentir tout cela. Il fallait la passion à Jérusalem, le renoncement crucifiant et l’abandon dans les mains du Père pour commencer à changer de mentalité. Et les vrais disciples de Jésus, ceux qui se laissent enseigner par lui, sont ceux qui marchent sur cette voie-là où lui-même a marché.
Alors, parmi tous ces disciples, il y a, bien sûr, les martyrs qui donnent leur vie pour l’amour du Christ et de leurs frères, aujourd’hui au Proche-Orient et en Afrique. Il y a aussi tous les religieux et toutes les religieuses qui vivent la pauvreté réelle et le renoncement effectif à la possession des biens matériels pour se rapprocher de toutes les pauvretés humaines, et pour se rapprocher aussi de la puissance de la Résurrection et de la liberté de l’Esprit-Saint qui viennent dès qu’on se donne vraiment au Christ.
Mais il y a aussi tous les baptisés laïcs vivant dans le monde qui sont appelés à progresser dans leur condition de disciples, dans leur vie chrétienne, en suivant ce même chemin, peut-être pas en renonçant à la possession des biens matériels, mais certainement en renonçant à la possessivité qui est une vraie tentation liée à ces biens matériels et aux personnes dont on a la charge.
Car la pauvreté radicale qui est consentie par Jésus et par les personnes consacrées à Dieu doit pouvoir se traduire, chez les baptisés laïcs, par la simplicité de vie et le renoncement à exercer toute emprise autant sur les biens que sur les personnes. C’est une question de liberté d’esprit et d’ouverture de cœur pour aimer comme Dieu aime.
Vous l’avez compris, Frères et Sœurs, l’Esprit de renoncement qui pousse le Christ à rester humble et pauvre tout en annonçant sa résurrection, l’Esprit de pauvreté radicale des franciscains, des dominicains, des jésuites, des carmes, des cisterciens et des ordres mendiants, nous est donné pour nous apprendre à nous libérer de toute possessivité affective, psychologique et bien humaine, afin de goûter déjà, dans cette libération, la splendeur de la vie nouvelle du ressuscité. « Heureux les pauvres de cœurs, le Royaume des Cieux est à eux », nous disent les béatitudes (Mt 5,3).
Il s’agit de se libérer de cette possessivité qui, toujours sous couvert de légitimité bonne et respectable, s’installe progressivement, implicitement ou quelquefois même sournoisement, et consiste à mettre la main sur l’autre dans les relations conjugales, familiales, paroissiales ou sociales, cette possessivité – vous le savez - qui consiste à faire passer l’attachement charnel et l’amour du monde avant l’amour de Dieu, du Christ et de l’Esprit-Saint, cet amour qui seul, pourtant, donne la vraie liberté, parce que cet amour seul crucifie la chair – comme le dit encore saint Paul (Ga 6,14) – et, en même temps, ressuscite la chair et la nature humaine en ouvrant le cœur bien au-delà des frontières et des cercles étroits où nos faiblesses d’esprit nous enferment.
Alors oui, c’est un véritable chantier de choisir et de désirer cette sainteté qui fait passer l’amour du Christ avant l’amour des hommes, des femmes, des enfants, de soi-même, de sa culture et de son pays. C’est une véritable tour à bâtir pour parler comme Jésus dans l’évangile que nous venons d’entendre.
Oui, c’est aussi une grande bataille de renoncer ainsi à soi-même pour suivre Jésus qui nous prend avec lui sur sa croix, qui nous transperce le cœur et qui nous donne au monde, au monde lointain ou à notre monde familier pour qu’à notre tour nous apportions à ce monde la liberté d’esprit qui le sauve et qui lui apprend à aimer comme Jésus aime, c’est-à-dire d’un amour libre et pur, spirituel et vrai.
Frères et Sœurs, demandons à Dieu, ce matin, la liberté du Christ, la liberté que l’Esprit-Saint nous donne par rapport à tout ce qui est lourd dans notre vie, tout ce qui nous enferme, nous freine et nous paralyse, et nous empêche d’aller vers la joie de Dieu. Demandons surtout à Notre Seigneur, crucifié sous Ponce-Pilate et ressuscité le troisième jour, demandons-lui la grâce de pouvoir lui abandonner tous les fardeaux que nous portons, car alors ces fardeaux ou ces croix que nous porterons à sa suite deviendront plus légers, et seront des jougs plus faciles à porter, selon ce que lui-même nous a promis et qu’il réalise effectivement. Et si notre instinct de possessivité, de pouvoir et de domination est pour quelque chose dans le poids de nos vies, remettons-le-lui, ce matin, en y renonçant clairement dans notre cœur pour que nous puissions goûter dès maintenant « combien le Seigneur est bon », et combien il se donne à nous pour nous sauver et pour sauver le monde. Amen.
Père Patrick Faure
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