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Homélie prononcée le 2 octobre 2019
Frères et Sœurs,
Vous connaissez bien cette phrase bouleversante et magnifique de saint Jean de la Croix qui dit que « au soir de notre vie, nous serons jugés sur l’amour. »1 Et vous connaissez aussi l’évangile de saint Matthieu qui nous dit qu’à la fin du monde nous serons jugés sur ce que nous aurons fait aux plus petits, aux plus faibles et aux plus pauvres pour les nourrir, les accueillir, les vêtir, les soigner, les visiter (cf. Mt 25). Aujourd’hui, dans l’évangile que nous venons d’entendre, saint Luc nous dit exactement la même chose, à sa façon.
La porte que nous aurons ouverte aux plus démunis qui sont tout près de nous, à ces Lazare qui attendent que nous les aidions à vivre, cette porte par laquelle nous aurons reçu et donné quelque chose de l’amour de Dieu pour notre monde, cette porte restera ouverte pour l’éternité dans notre ciel, et, quand nous serons morts, par elle nous recevrons et nous donnerons encore et toujours l’amour de Dieu autour de nous. C’est ça, le paradis ! Et c’est ici et maintenant, dès cette terre où nous passons quelques années, que nous forgeons notre vie éternelle. Notre responsabilité va jusque-là. Elle est donc immense. Notre liberté d’aimer comme Dieu aime est une vraie liberté que Dieu prend au sérieux durant toute notre vie.
Les ponts que nous aurons lancés par-dessus nos peurs et nos timidités vers ceux qui sont dans le besoin, les vraies relations humaines que nous aurons tissées avec telle personne ou telle famille qui vit dans la précarité, ces ponts et ces relations seront et resteront pour l’éternité la porte par laquelle nous aurons fait entrer le ciel dans notre vie terrestre, et par laquelle notre vie terrestre entrera dans le ciel. C’est tout ! Les communions auxquelles nous travaillons dès ici-bas nous sauveront dans le monde à venir parce que, dès ici-bas, ces communions nous sauvent de l’isolement, de l’enfermement dans nos cercles choisis, et de l’aveuglement sur nous-mêmes et sur l’humanité.
Comprenons-le, Frères et Sœurs. La mort ne changera rien à notre ouverture de cœur envers les plus fragiles et les plus malheureux à qui Jésus s’identifie, mais elle rendra cette ouverture de cœur irréversible, pour notre plus grand bonheur. Et comprenons aussi que la mort ne changera rien à notre fermeture de cœur envers les plus petits et les plus pauvres, mais qu’elle rendra cette fermeture de cœur irréversible, et, avec elle, notre isolement et notre enfermement dans nos appétits insatiables de jouissance et de possession qui nous dévoreront, pour notre grand malheur.
Dans l’évangile que nous venons d’entendre, le grand abîme qui sépare l’homme riche et le pauvre Lazare après leur mort, c’est l’abîme que cet homme riche a dès ici-bas volontairement creusé, en fermant sa porte à ce pauvre. Oui, volontairement, car cet homme riche connaît Lazare puisqu’il l’appelle par son nom quand il demande qu’Abraham l’envoie lui rafraîchir la langue ou avertir ses frères. C’est donc bien que cet homme riche a fait le choix volontaire, en connaissance de cause, de ne pas s’intéresser à Lazare, et de ne pas le voir. Et même encore au ciel, il ne s’intéresse toujours pas à lui, ne s’adresse pas à lui, et demande de manière détournée qu’il lui rende des services.
Vous l’avez compris, Frères et Sœurs, la parabole de Jésus ne critique pas la richesse, mais l’absence de partage, de relation, de communion personnelle où l’on s’intéresse à l’autre pour lui-même quelle que soit sa fortune ou son état de santé. Et la pointe de la parabole, c’est que notre éternité se trouve dès aujourd’hui entre nos mains.
Ce n’est pas à notre mort ni après que nous changerons notre cœur. C’est pendant notre vie, par notre conversion à l’amour de Dieu et à l’amour du prochain que nous pouvons changer notre cœur.
Car mourir, c’est ne plus balancer entre telle ou telle façon de vivre. Mourir, c’est sortir de notre monde fluctuant, et sortir des choix variables par lesquels on s’améliore ou par lesquels on s’endurcit. Mourir, c’est entrer dans l’éternité en continuant la trajectoire fondamentale que notre cœur aura commencée par notre vie sur terre. Bien sûr, il y aura la prière de l’Eglise qui demande à Dieu, dans sa miséricorde infinie, de nous purifier de tout ce qui sera, en nous, contraire à son amour. Mais l’apôtre saint Jacques est très clair : « le jugement est sans miséricorde pour qui n’a pas fait miséricorde » (Jc 2,13). Et ce que saint Luc nous dit ce matin, c’est que ce jugement dépend de nous dès ici-bas.
Car si l’on ferme sa porte au pauvre et qu’on ne le voit même pas, si l’on refuse de lui faire miséricorde, alors on ferme sa porte à la miséricorde et au bonheur que Dieu donne dès ici-bas chaque fois qu’on accueille ou qu’on sert les plus malheureux. C’est toujours, en effet, une joie immense de pouvoir soulager les plus souffrants d’entre nous, en le faisant pour l’amour de Dieu.
En revanche, le bonheur de l’homme riche de ce matin n’est pas tourné vers les autres mais seulement vers les siens. C’est un bonheur qui ne pense qu’à ses amis et à ses affaires, et qui jouit de la vie en s’enfermant dans ses réseaux. C’est un bonheur qui n’écoute ni Moïse ni les prophètes, et qui s’estime heureux sans Dieu et sans espérance. Mais ce bonheur du riche indifférent à la misère du pauvre n’est qu’un bonheur apparent et, somme toute, assez fragile, car il ne peut pas aller partout, pas même à sa propre porte, et il doit se restreindre à ses sphères familières.
Donc lorsque la parabole nous décrit le renversement de situation du riche qui passe d’un bonheur terrestre à une torture au ciel, comprenons que ce renversement est radical et caricatural pour mieux être pédagogique, et pour nous apprendre à voir que, sous la surface des choses, la vie débridée dans l’opulence et la fête permanente a peut-être, elle aussi, ses tortures et ses pauvretés. Quant à Lazare lui-même, son besoin urgent de nourriture et de soin l’oblige à tout attendre du premier être humain qui passe. Et lui dont le nom signifie « Dieu aide », il se souvient que Dieu n’a pas abandonné au désespoir les prophètes martyrisés ou les justes persécutés, mais qu’il leur a promis la vie et qu’il leur a fait sentir sa présence, en les soutenant dans leur combat pour survivre et pour lui rester fidèles jusqu’au bout.
Frères et Sœurs, c’est dès ce monde-ci que le jugement commence. Et tant que nous sommes en vie, nous pouvons répondre aux appels de Dieu à aimer ses commandements, et à aimer les plus pauvres à cause de lui, en leur ouvrant la porte de notre cœur. La conclusion de la parabole est alors redoutable pour les chrétiens que nous sommes : « s’ils n’écoutent ni Moïse ni les prophètes, quelqu’un pourra bien ressusciter d’entre les morts, ils ne seront pas convaincus ».
Autrement dit, la résurrection du Christ cesse d’être convaincante et de transformer le monde si l’on n’écoute pas Moïse et les prophètes, c’est-à-dire si l’on n’écoute pas l’Ancien Testament et les commandements de Dieu.
La foi chrétienne perd sa puissance de conviction et d’action si elle se coupe de l’Ancien Testament qui vient d’Israël et qui demande qu’on défende les plus petits et les plus démunis.
Ainsi, par exemple, Moïse et les prophètes réclament qu’on respecte l’image de Dieu dans l’homme, et qu’on ne manipule pas les plus petits à n’importe quel prix pour satisfaire les plus grands. Si l’on n’écoute pas cette voix de l’Ancien Testament, on pourra bien se dire chrétiens du Christ ressuscité, on ne sera pas convaincu, notamment dans l’actualité d’aujourd’hui, qu’il faut contester les projets de loi portant atteinte à la dignité des enfants et à l’équilibre de leur croissance.
Autre exemple, Moïse et ses successeurs demandent inlassablement que l’aisance économique aille de pair avec la justice sociale, comme l’a redit Amos dans la première lecture. Si l’on n’écoute pas l’Ancien Testament, on pourra bien se réclamer de Jésus ressuscité d’entre les morts, on ne sera pas convaincu qu’il faut dénoncer les profits exorbitants et les transactions faramineuses dans les milieux industriels ou sportifs, et qu’il faut revenir à des proportions plus justes qui réduiront les écarts et donneront l’exemple d’une vraie solidarité avec les plus démunis.
C’est dès ce monde que nous travaillons à la justice éternelle, et que nous pouvons bâtir la vraie fraternité autour de nous, et préparer notre éternité. Demandons donc à Dieu qu’il nous y aider en nous donnant son Esprit-Saint. Et soyons certains qu’il nous exaucera. Amen.
Père Patrick Faure
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